Hôpitaux, de Turin au Danube

Publié le par Michel David

Le week end dernier au FID Marseille. Ne dites plus festival international du documentaire, dites fid, parce qu'il y a des "films d'artiste" (?), et des fictions (?).

J'y vois deux très grands films, "Tabu" de Miguel Gomes et "Donauspital" ( Hôpital du Danube) de Nikolaus Geyrhalter, dont le précédent film "Notre pain quotidien" était déjà admirable.

Sauf les plans de début et de fin, vues extérieures larges de l'hôpital, le film est à l'intérieur de la machine-hôpital et décrit, de la manière la plus clinique et froide qui soit, ce qui se passe dans ce très grand hôpital.

Toujours en plans fixes somptueusement cadrés ( ou plans sur des chariots d'hôpital -travellings), alternant tout ce qui peut se passer dans cet établissement: les conversations entre personnel hospitalier sur les cas des malades, les cuisines, tous les lieux, de la morgue aux salles d'opération, aux nettoyages divers, etc...

Premiers plans d'intérieur: dans un immense couloir, des chariots préprogrammés se meuvent, tout seuls, dans un ballet très bien ordonnancé. Nous découvrirons plus tard que ces chariots portent tout, des repas de la cuisine aux patients aux objets usagés.

Le plus fort de ce film, c'est évidemment que l'impassibilité de la caméra ( loin, très loin de la caméra enregistreuse-surveillance) met sur le même plan, grâce au montage, la réparation d'un robot (parce qu'ils peuvent tomber en panne!) et des chirugiens orthopédiques pesant de tout leur poids pour faire que les vis nombreuses qu'ils ont mis dans le corps d'un patient soient à la bonne place. Ou d'autres chirurgiens ( de la digestive) recousant  - parce qu'il n'y a aucune différence avec une petite main couturière - tout en parlant de la pluie et du beau temps.

La mise sur le même plan, en ne retirant rien de l'activité humaine dont il s'agit, se révèle la plus juste appréciation de cette machine et des corps qui la composent.

Et, du coup, ce "constat" fait accepter au spectateur ce qui est si difficile à regarder: alors qu'un des rares moments au cinéma où je ferme les yeux est le plan de Bunuel découpant un oeil ( fiction), je regarde ( réel) un chirurgien triturant un oeil.

Incroyable force du geste cinématographique, qui, du coup, laisse l'esprit libre de penser.
Et, forcément, ce film m'a évoqué, parce qu'il est juste et parce que l'impression -au sens imprimerie ou chimie- qu'il laisse en vous retentit à ce point, ma propre impression d'hôpital.
Je me suis déjà étalé sur mon cancer à la clinique Turin; et je ne sors pas complètement de la jouissance (?) à être sorti d'affaire, comme si j'étais devenu indestructible - ce qui est parfaitement ridicule.

Un organe me manque et rien n'est dépeuplé.

Je me souviens. Le moment le plus dur, c'est une fois qu'on est monté dans la salle d'opération. J'ai très froid - ou plutôt je sais de toutes mes forces que ce n'est pas du froid, mais une peur intense. Et l'infirmière fait semblant de me répondre sur le même ton, en disant qu'elle me met une couverture chauffante.

L'acuité qu'on a à ce moment là est extrême. Je me souviens presque de chaque mot pronocé autour de moi, une conversation banale entre l'anesthésiste et une autre personne ( je ne les vois pas -ils sont derrière moi)" jeudi dernier, je suis allé avec mes enfants à Ploërmel, il ne faisait pas beau, mais Jules a couru sur la plage". Jeudi, pourquoi jeudi, c'est bizarre.

Quel est le sens de cette conversation? Une discussion banale entre collègues, comme ce que je vois dans le film de Geyrhalter, ou une volonté de faire diversion pour moi, de me rassurer, de me dire "la vie continue" ( orgueil ou vanité de croire qu'on est au centre de l'attention) alors que je sais très douloureusement qu'il y a un moment - et je n'arrive pas à l'attraper - où je vais irrémédiablement m'endormir.

Peur très intense et très vive de se dire, en regardant un plafond, c'est la dernière chose que je vois de ma vie, de se dire c'est mon dernier instant. Immense lucidité et, en même temps,erreur complète, parce que je sais bien quand même que cette opération, pour lourde qu'elle soit, est banale. Mon chirurgien la pratique cent fois par an et, quand, douze jours après, j'irai faire retirer la sonde et apprendrai que la rémission est définitive, je verrai pour la première fois quatre collègues délivrés de leur prostate.

Voilà ce que montre Geyrhalter, et le cinéma documentaire dans ce qu'il a de plus beau, de plus fort, laisse l'espace au spectateur.

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